Femmes de Sable


Femmes de Sable





Pièce de théâtre basée sur les témoignages

des femmes de la ville de Ciudad Juárez



Création collective de :

Antonio Cerezo Contreras, Denise Dresser,

Malú García Andrade, María Hope,

Eugenia Muñoz y Juan Ríos entre otros

Humberto Robles



(Traduction de l’espagnol : Pierre Clément)





Adaptation: Ana Gloria Blanch




FEMMES DE SABLE, FEMMES DE JUAREZ

(Témoignages des femmes de Ciudad Juárez)



Théatre-documentaire avec textes de: Antonio Cerezo Contreras, Marisela Ortiz, Denise Dresser, Malú García Andrade, María Hope, Eugenia Muñoz, Juan Ríos Cantú

Dramatisation: Humberto Robles



Cette œuvre est dédiée à la mémoire de Pável González, assassiné à Mexico le 23 avril 2004.



‘’Contre l’oubli l’impunité!‘’

La pièce fut présentée pour la première fois sur la Place Principale de la Ville de Mexico le 24 novembre 2002, lors des manifestations pour la Journée Internationale contre la Violence envers les Femmes. Les premiers acteurs étaient : Vanessa Bauche, Carmen Huete, Laura De Ita, Laura Hidalgo, Hilda Nájera y Juan Ríos Cantú. La pièce fut ensuite présentée durant une saison, du 19 octobre au 14 décembre 2004 au Teatro La Capilla avec Selma Beraud, Carmen Huete, Marcela Morett, Mercedes Hernández y Jorge Fratta. Elle fut ensuite mise en scène pour plusieurs événements sociaux et dans divers établissements culturels alternatifs en 2005 et 2006.



Depuis, la pièce a été présentée par plus de 50 groupes amateurs et professionnels, d’abord au Mexique, puis en Amérique latine (Argentine, Colombie, Costa Rica, Chili, Guatemala, Uruguay), aux États-Unis, au Canada, en Europe (Espagne, Gréce, Italie) et même en Australie. Elle fut aussi transmise deux fois à la radio: au Mexique en 2007 par Radio Mujer de Guadalajara, et en 2008 par Radio Testimonios à Montevideo en Uruguay.



L’idée de la pièce émergea suite à un colloque où se donnaient des ateliers et des conférences qui avaient pour thème: la violence envers les femmes et le phénomène de ‘’féminicide’’. L’événement déclencheur fut surtout le témoignage troublant de plusieurs participants: les mères et les familles des victimes. Assis à la grande table, partageant leur expérience et leur douleur, ces personnes ont passé de longues heures à décrire les faits et reconstruire les événements pour l’auditoire. Puis, faisant état des difficultés rencontrées pour faire avancer les enquêtes et identifier les coupables, ils dénoncèrent la nonchalance des forces policières et la passivité des autorités gouvernementales. En créant cette pièce, les auteurs voulaient reproduire ce pénible processus de témoignage et l’ambiance pesante qui prévalait lors de cette rencontre.



Pour se conformer à la création originale, il est suggéré de lier entre elles les différentes scènes, en ajoutant des intermèdes musicaux : guitare, solo de voix, de flûte, ou enregistrement sonore. Finalement, les acteurs devraient seulement porter des costumes en noir et blanc.



Les organisations qui ont appuyé cette oeuvre:

Nuestras Hijas de Regreso a Casa: http://nuestrashijasderegresoacasa.blogspot.com

Pável González: www.espora.org/pavelgonzalez


CIUDAD JUÁREZ



À Ciudad Juárez, des jeunes femmes ont disparu sans laisser de trace et pour la plupart, il n’y a aucune information sur ce qu’il leur est arrivé. Sauf dans certains cas, lorsque leurs ravisseurs ont décidé de faire apparaître leur corps sans vie, portant des traces évidents qu’elles ont été brutalement violées, torturées, puis assassinées, certaines parties de leur corps manquantes ou brûlées. 



C’est une douleur terrible pour la société.



N’y a-t’il donc rien qui puisse émouvoir ceux qui auraient le pouvoir d’intervenir?



Les familles de Juarez et de la région environnante vivent dans le désespoir et l’insécurité, voyant chaque jour leur filles quitter la maison et craignant constamment qu’elles ne reviennent pas. C’est une menace constante qui devrait affecter la sécurité des personnes, bien au-delà des préoccupations de chaque famille. Et pourtant, cela ne semble pas un motif valable pour éveiller une volonté d’agir chez ceux-là mêmes qui auraient le pouvoir d’agir pour endiguer cette vague de violence.



Jusqu’à présent, ces crimes sont restés impunis et il semble que personne ne cherche à retrouver ces femmes qui ont disparu. Les assassinats et les disparitions continuent sans que personne à ce jour, n’ait été tenu responsable.



Nous demandons au gouvernement qu’il prenne action, qu’il cesse d’ignorer les faits, qu’il se passe dans cette région frontalière, quelque chose de considérablement grave.



Cessons d’être complices de cette situation. Nous faisons désespérément appel à vous tous, afin que chaque personne puisse en prendre conscience et s’efforce de nous appuyer dans notre lutte contre un véritable ‘’féminicide’’ qui ne semble pas prêt de s’arrêter. Chacun de nous dans son cadre d’activité, a la possibilité de participer. Il faut imposer des limites car la violence dans cette ville, ne connaît pas de frontière.



Les premiers rapports d’assassinats de femmes, jeunes et pauvres à Ciudad Juarez, datent de 1993…E 2001, cette vague de violence s’est étendue à la ville de Chihuahua...



Où et quand cela se terminera-t-il?



Marisela Ortiz, Nuestras Hijas de Regreso a Casa A.C.


Scène 1 : Ciudad Juarez



Homme:          Depuis 1993, selon les rapports, plus de 500 femmes ont été assassinées et plus de 1000 ont été portées disparues. Le climat de violence et d’impunité continue de s’étendre sans que jusqu’à maintenant personne ne prenne action concrètement  pour mettre fin à ce véritable ‘’fémicide’’. C’étaient des jeunes filles, des jeunes femmes,  des employées de maquiladoras, des migrantes. Les victimes de Juárez sont bien plus que des statistiques. Elles ont des noms, des figures, des histoires, dont bien souvent on ne tient pas compte.



Femme 1:               Celui qui n’a pas vécu dans le désert ne peut pas savoir ce que signifie le néant.



Femme 2:               Le néant, c’est se tourner dans toutes les directions et n’y que cela: le vide, le néant, la désolation.



Femme 3:       Le désert est une vaste mer de sable, de sable et de poussière.



Femme 4:               Et il y a un silence que rien ne brise.



Femme 1:               Le désert…rien que le désert.



Femme 2:               Par ici, des milliers arrivent et des milliers repartent.



Femme 3:               Ils passent chaque jour près de cet immense panneau au-dessus de leurs têtes, annonçant qu’ils sont arrivés à la ‘’terre promise’’.



Femme 4:               “Ciudad Juárez… La meilleure frontière du Mexique”.



Femme1:                Mais pour eux, la "Ville de l’avenir" est devenue un tombeau.



Musique.



Femme 1:       Que faire si votre fille, votre mère ou votre sœur disparaissait un jour? Et si des semaines et des mois passaient sans que vous ayez de leurs nouvelles?



Femme 2:               Et si on affichait des photos, des descriptions et des demandes d'aide dans les lieux publics?



Femme 3:               Et si après, on trouvait son corps abandonné dans un champ?



Femme 4:               S’il était évident qu'elle avait été violée, étranglée, son corps mutilé, mordu jusqu’à lui en arracher des parties?



Femme 1:               Si on l’avait poignardée 20 fois? Si on vous avait retourné ses restes dans un sac de plastique?



Femme 2:               Si les autorités ne vous portaient pas attention?



Femme 3:               Et si le gouvernement vous disait qu’il ne peut intervenir parce que ‘’c'est une affaire d'État’’?



Femme 4:               Et si même après avoir soumis votre cas une centaine de fois, le silence persistait?



Femme 1:               Beaucoup de questions, peu de réponses.



Femme 2:               Beaucoup de morts, peu de coupables.



Homme:          À Ciudad Juárez, depuis plus de 17 ans, ceux qui recherchent les femmes portées disparues ne trouvent que des ossements dans le désert. Là-bas, une femme qui travaille dans une maquiladora peut être en danger de mort. Là-bas, les gouvernements sous les partis politiques P.A.N. et P.R.I. ferment les yeux et s’en lavent les mains. À Ciudad Juárez, personne ne sait rien et personne n’a jamais rien su. Personne n’a la volonté politique de résoudre les crimes ou la capacité de les empêcher. À Ciudad Juárez, les femmes ont peur.

Scène 2 : Natalia

Femmes 1:             Ainsi était-elle, tout comme sur son portrait: ses yeux noirs, noirs, comme ses cheveux, noirs. Natalia!  Elle était ma seule fille et la plus petite de mes enfants. C’est pour cela qu’il me fait si mal qu’elle ne soit déjà plus là. Elle partait très tôt pour se rendre à l’école, parce qu’elle aimait tant étudier.



Femme 4:               Si je travaille très fort, je parviendrai à devenir quelqu’un, maman.



Femme 1:               C’est ainsi qu’elle me parlait à tout moment, c’est pourquoi elle étudiait autant. En partant de l’école, elle revenait à la maison, prenait à peine le temps de dîner, et elle retournait à nouveau au centre-ville, parce qu’elle travaillait dans un magasin de chaussures, là-bas au centre-ville. Tout ce qu’elle gagnait, elle me le donnait. Les dimanches, elle me demandait de l’argent pour aller faire une promenade et s’acheter un soda ou une glace, c’est tout. Parfois, elle aimait aller à la fête ou à une soirée dansante, comme toutes les jeunes filles de son âge : se divertir, quoi. Elle aimait aussi faire jouer les chansons de Selena sur son lecteur de musique (radiocassette, lecteur CD) et on la voyait là, chantant et dansant sur ces chansons. (Chanson de Selena). Je me rappelle comment elle était attristée quand elle a appris la nouvelle : qu’on avait tué Selena. Natalia revenait tous les soirs à 8 heures. Le jour où nous l’avons perdue, le jour qu’elle n’est pas revenue à la maison, quand il a sonné 10 heures, j’ai dit à mon épouse que déjà je me préoccupais pour elle, parce que jamais elle ne tardait autant. Et un peu plus tard, l’angoisse m’a saisi, un désespoir énorme.      Mon Dieu, que lui est-il arrivé? Où serait-elle? Nous sommes allés à la police. Mais ils nous ont répondu que pour lancer un avis de disparition, elle devait avoir été absente durant 48 heures. Alors, nous avons commencé tout de suite à la chercher partout, son père, ses frères et moi. Nous sommes allés au magasin de chaussures demander aux gens avec qui elle travaille, s'ils savaient quelque chose au sujet de Natalia. Mais, ils ne savaient rien. Nous avons vérifié dans les hôpitaux, à la Croix-Rouge. Et rien. Nous avons interrogé ses amies d’école, ses professeurs…rien de rien. Personne n’avait vu quoi que ce soit. Personne ne savait quoi que ce soit. Rien du tout. Nous avons même organisé des recherches dans le désert pour la chercher. Mais rien. Je ne pouvais plus dormir, pensant constamment : où était ma fille? Et si elle était malade, si on l’avait emmenée. Que lui était-il arrivé? Pourquoi ne m’appelait-elle pas, où qu’elle soit? Tout s’est terminé un jour à la fin d’octobre, quand plusieurs corps furent découverts dans un terrain de Lote Bravo. Elle était là, ils l’avaient déposée dans l’amphithéâtre. Quand je l’ai vue, la vérité c’est que…je n’étais pas certaine que c’était ma fille ou non. Il y avait bien là ses vêtements : ses pantalons jeans, sa blouse blanche, ses chaussures…  Mais, ce n’était pas sa figure, ce n’était pas elle. Ceux qui l’ont reconnue, ce sont ma femme et mon fils, mon plus vieux. “C’est Natalia, maman.”



Femme 3:               Ils ont eu de la chance. Imaginez-vous : sur plus de 500 femmes victimes des homicides qui ont été commis au cours des dernières années, il a été impossible d’en identifier au moins 200.



Femme 1:               Je suis une mère sans sa fille.

Je suis une mère dépossédée de ma fille.

Je suis une mère dont la fille a été arrachée du jardin …de mon cœur.

Ma fille, mon printemps en fleurs.

Colorée.

Jolie.

Pleine d’illusions, de rêves.  

Douce.

Aimante, pleine de rires, de grâce et de charme.

Je suis une mère pleine de tristesse, de larmes, dans l’obscurité.

Sans ma fille, mon amie, ma compagne, mon espoir, ma fierté, ma lumière, mon amour.

Je suis une mère dont les lèvres devenues muettes ne peuvent appeler sa fille. Mes oreilles devenues sourdes ne peuvent plus entendre la musique de sa voix. Mes yeux devenus aveugles ne peuvent plus voir les éclats de vie dans ses yeux.

Je suis une mère vidée, blessée, naufragée de la douleur que je ressens de vivre sans ma fille, arrachée brutalement du jardin de mon cœur.



Scène 3: Recommandations



Homme:  Les grandes entreprises devraient se préoccuper pour la sécurité des leurs ouvrières. Mais au Mexique, elles ne le font pas. Dans les maquiladoras, elles ne paient pas d’impôt non plus. D’un autre côté, le gouvernement et les autorités pourraient faire quelque chose afin de prévenir et éradiquer ces crimes. Mais, ils ne font absolument rien. Ils sont complices de ces assassinats, par omission et par négligence. Les recommandations suivantes furent diffusées lors de la campagne de prévention lancée par la Direction Générale de la Police Municipale de Juarez, en 1998 : 



Femme 3:               “Si vous sortez la nuit, essayez de vous faire accompagner par une ou plusieurs personnes.”



Femme 4:               Si vous sortez seule, évitez les rues obscures ou désertes.’’



Femme 1:               “Ne parlez pas aux étrangers”.



Femme 2:               “Ne portez pas des vêtements provocants.”



Femme 3:               “Munissez-vous d’un sifflet.”



Femme 4:               “N’acceptez pas de boisson offertes pas un inconnu.’’



Femme 1:               “Si on vous attaque, criez : « Au feu! ». Ainsi plusieurs personnes répondront à votre appel.’’



Femme 2:               “Ayez les clés de la voiture ou de la maison, à portée de la main”



Femme 3:               “Si vous êtes agressée sexuellement, provoquer vous des vomissements, afin que l'agresseur soit dégoûté et qu’il s’enfuie.


Homme:          Les assassinats des femmes de Ciudad Juárez sont les plus cruels du Mexique. Dans cette ville frontière, les femmes semblent considérées être pire que des déchets. À cause de la violence et de l’irresponsabilité des autorités policières et gouvernementales, elles sont traitées comme des objets…de véritables cibles de chasse! 

Par exemple, le code pénal de Chihuahua stipule que pour avoir violé une femme, l’agresseur recevra une peine de 3 à 9 années de prison, alors que pour un voleur de bétail, le code pénal prévoit une peine de 6 à 40 ans de prison!



Scène 4 : Micaela

Femme 3:               Je me souviens de toi Micaela, chaque fois que je m’éveille, chaque fois que je m’endors. À toute heure de la journée, je me souviens de toi. Parce que tu aimais tout de la vie. La lumière, l’aube, les étoiles la nuit, le parfum des fleurs, la musique de la radio, les fêtes, les petits oiseaux que nous avons dans la maison. Ainsi tu étais Micaela; tu aimais tout, tu trouvais le moyen de plaisanter sur tout. À cause de cela, tout ce qui m’entoure me rappelle à toi. Où que je regarde, je te vois. J’ai toujours dit: ‘’Apprenez de ma cousine Micaela, elle aime tout. C’est pour çà qu’elle était heureuse.’’



Femme 4 : Le corps sans vie de Gladys Yaneth Fierro Vargas, âgée de 12 ans, a été trouvé dans une plantation de coton, à une distance de 4 km sur la route. Elle avait été étranglée et violée. Elle aurait été enlevée de force le jour précédent, lorsqu’elle quittait l’école à la fin d’un examen.



Femme 3:               Les deux jeunes filles avaient fait le même commentaire, qu’il devait être horrible de ne rien savoir lorsque quelqu’un disparaissait ainsi, comme avalé, aspiré par le désert, pour ensuite être retrouvé morte peu de temps après. Pour cette raison, je suis certaine que tu ne t’es pas enfuie, Micaela, mais que l’on t’a plutôt enlevée, en plein jour, à une heure de l’après-midi. C’est çà qui est le pire, que nous toutes pensions que c’est la nuit qui était plus dangereuse. Mais non, c’est aussi dangereux durant la journée. Toi, tu le sais Micaela.



Femme 2:               Nous te cherchons toujours. Nous distribuons ta photo, aux camionneurs, dans la rue, dans les boutiques, partout. Nous te cherchons.



Femme 3:               Tes parents sont allés faire une déclaration de disparition à la police, et j’y suis allé avec eux. Et là-bas, lorsque nous étions avec les agents, je me suis rendu compte que la police n’y accordait pas d’importance, qu’ils n’allaient rien faire. Ils n’ont pas enquêté et ne nous ont donné aucune piste, non. Au contraire, les rapports d’enquête sont très mal faits, un vrai fouillis. Ils sont pleins de faussetés. Selon eux, tu n’es pas une bonne personne. Tu serais une des pires personnes. Voici ce qu’ils disent dans les rapports : que tu te droguais, que tu fréquentais plusieurs hommes, que tu sortais dans les bars de danse. Et alors, j’ai pensé: Bon alors, et si c’était vrai? Supposons que tu aurais été ainsi. Qu’y aurait-il de mal à cela? Est-ce que ta vie vaudrait moins pour autant? Est-ce qu’on donnerait moins, qu’on ferait moins d’efforts pour la vie d’une femme de mauvaise vie?



Homme:          Certaines personnes croient que les femmes seraient exécutées pour faire des enregistrements vidéo où on verrait ces femmes mortes. Des films vidéo qui se vendraient chers sur le marché clandestin. Cette rumeur a été qualifiée de démente et macabre, et bien qu’elle ait attiré l’attention du public, aucun des gouvernements n’a pris acte sur cette question.



Femme 3:               Quant aux policiers, pour ce qui est de faire leur travail d’enquêteurs : n’espérez rien! Mais pour ce qui est de tout savoir sur la vie et les côtés cachés de tout un chacun, çà oui! À quelle heure elle sort, une telle ou sa sœur ou sa camarade de travail. De savoir comment elles vivent, ce qu’elles pensent, avec qui elles sortent. Çà oui! Ils s’imaginent que parce que nous sommes des personnes sans ressources, que nous sommes stupides, que nous n’avons pas d’ambitions, de désir de nous surpasser! Ils disent: ‘’Elles viennent de la campagne, des femmes pauvres, de peu de ressources’’.  Pauvre oui! Mais pas des tarées pour autant! Il s’est passé tant de temps, Micaela, que plus personne ne te cherche. Seulement nous. L’autre jour, j’ai entendu deux députés qui parlaient à la télé, ils affirmaient qu’on exagérait le nombre de femmes assassinées à Ciudad Juarez, qu’il y en aurait eu seulement 70, tout au plus. Moi, je me demande: combien leur en faudra-t-il pour mettre fin aux assassinats? Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop? À la vitesse que progressent les enquêtes, moi, je crois que les assassins ne seront jamais arrêtés. La seule chose qu’on peut exiger du gouvernement est qu’il mette un frein à la vague croissante de crimes.



Femme 1:               Que meure votre père, votre mère, que décède votre époux. Ce n’est jamais la même chose que de perdre quelque chose de toi, une partie de soi. Un enfant est une partie de moi, et jamais je ne vais comparer la perte d’un autre de mes proches, avec la perte de ma fille.   



Femme 3:               Au cours des dernières années, il y a eu beaucoup de Micaela à Ciudad Juarez, ou Sagrarios, ou tous ces endroits, ces nouveaux noms de villes que l’on voit apparaître dans les journaux locaux. Chaque histoire semble être la même histoire, multipliée par 100, 200, et 300 fois.



Femme 2:       La longue liste de noms des femmes assassinées est apparue sur les croix : Lilia Alejandra, Berenice, Alma Mireya, Brenda, Elizabeth, Gloria, Leticia, Perla... Toutes sont nos filles, toutes sont nos mortes.



Femme 3:               Depuis que tu es partie, nous distribuons des dépliants et nous plaçons des affiches, exigeant du gouvernement que justice soit faite, parce que les choses ne peuvent pas rester ainsi. Il faut faire quelque chose. Parce qu’il ne s’agit pas d’une, ou 10, ou 50…elles sont plus de 500 qui ont fini comme Micaela. Et combien de plus qui disparaissent encore chaque jour! Jamais je n’arrêterai de parler d’elle. Je ne pourrai m’arrêter tant que règnera la violence omniprésente.



Homme:          C’est la seule façon de changer une société aveugle, sourde et sexiste. C’est la seule de façon de réussir à faire qu’il n’y ait plus une seule morte, plus une seule disparue. Il faut prendre conscience que les droits des femmes ne sont pas différents, pas des droits de moindre importance. Afin que les femmes de Ciudad Juárez et de tout le reste du pays puissent vivre sans crainte. Afin que les femmes n’aient plus à vivre dans le deuil.



Femme 4:               Nous ne demandons pas beaucoup: seulement la justice. Que l’on fasse la lumière sur toutes ces morts, que le gouvernement fasse quelque chose pour qu’il n’y en ait plus. Qu’on nous laisse vivre et travailler tranquilles. Que nous puissions sortir dans la rue sans avoir peur, et ne plus être mortifiées en pensant que n’importe quelle d’entre nous, pourrait un jour ne pas revenir chez elle. Il faut que quelqu’un se tourne les yeux vers Juarez et qu’il dise : ‘’Assez! Halte à l’impunité! Plus une seule morte!’’ Est-ce que c’est trop demander?



Femme 3:               Des fois, je me place à la fenêtre pour surveiller la rue. Je regarde dans toutes les directions en te cherchant des yeux, Micaela, espérant reconnaître ton visage parmi les passants. Je suis certaine que tu reviendras. Je te vois me saluant de la main, me disant : ‘’regarde cousine, quelle belle journée!’’…ou tu arriveras à la course en disant :  Allons nous faire des burritos et ensuite nous irons regarder la pluie qui tombe. Comme il s’est passé tellement de temps depuis que tu es partie et qu’ils ne t’ont pas encore trouvée, moi j’espère encore que tu reviendras à la maison. Alors, je me place à la fenêtre à attendre, parce que je sais qu’un jour, tu reviendras. Tu réapparaîtras pour nous raconter toutes sortes de choses, pour danser, pour nous donner un peu de ton rire, de ta joie, Micaela. Je sais que tu reviendras… Je sais que tu reviendras. Je sais que tu reviendras.



Scène 5: Chanson

 (d’après un poème d’Antonio Cerezo Contreras)



Femme 3: Comme s’il ne suffisait pas

Que ta vie soit dérobée

Par ces machines froides



Femme 1: Maintenant c’est le désert

Qui exige ton sang

Comme une pluie l’été

Pour que bourgeonnent enfin

Les fleurs de ses cactus



Femme 4: Tes plaintes sont devenues

Le vent chaud

Qui souffle au soleil

Transportant le sable

Qui recouvre tes lèvres



Femme 2: Ta peau brune devient

Inévitablement

Celle d’un tambour

Qui appelle les impunis



Femme 3: Ta chair est maintenant

La nourriture convoitée

Par les vautours et les chiens



Femme 1: Que tes seins rongés

Tels des grands yeux noirs

Lancent vers leur mère

Un regard accusateur



Femme 4: Que tes cris, tes chants

Leurs transpercent les oreilles

Lorsque misérables ils chercheront

En elle, le réconfort



Femme 2: Que la couleur de ta peau

Meurtrie, frappée, putréfiée

Vienne ternir la couleur

De leur maquillage

Des jours les plus heureux



Femme 3: Que ta chevelure noire

Parfumée et tressée

Devienne la corde

Qui étranglera chaque jour,

Tous et chacun

De leurs rêves interrompus



Femme 1: Que ton souvenir vienne tourmenter

Leurs repas, leur dîner, leur souper

Et que ta croix

Leur transperce le cœur

Comme un arbre vert et fleuri!



Scène 6 : Lilia Alejandra



Homme:          Au Mexique, il est fréquent que des gens soient détenus et incarcérés pour des meurtres, et qu’ils soient condamnés grâce à des preuves fabriquées et des aveux obtenus sous la torture. Pourtant chose étonnante, on n'a pas résolu depuis 1993, un seul des meurtres en série survenus à Ciudad Juárez. Pas un seul. Et maintenant il est devenu habituel que le gouvernement de l'État et les entrepreneurs locaux traitent de ‘’traîtres’’ ceux qui cherchent justice, qu’ils les accusent de ‘’ternir’’ la réputation de Ciudad Juarez. Voici un extrait d'une lettre écrite par García Andrade Malú, la sœur de Lilia Alejandra, disparue le 14 février 2001 et dont le corps a été retrouvé sans vie une semaine plus tard.



Femme 2:       J’aimerais que tu imagines ta fille, ou ta sœur, ton amie de cœur ou ton épouse. Imagines-toi qu’elle sort de sa maison pour se rendre à son travail ou à l’école. Tu peux te l’imaginer, belle, qui s’en va en marchant, le visage innocent qui reflète le désir de vivre et un éclat dans ses yeux qui laisse voir sa joie. Sur le chemin du retour, une auto me barrait la route, et trois hommes en sont descendus. Un d’eux m’a tirée par les cheveux et les autres m’ont prise par les pieds. Ils m’ont poussé dans l’auto et ils m’ont enlevée. Nous sommes arrivés à une maison et sommes entrés dans une des chambres. Là ils m’ont jetée au sol et les trois hommes regardaient mon visage qui maintenant reflétait de la terreur. Un des hommes s’est approché, m’a attaché les mains et m’a couchée sur une table. J’ai essayé de me défendre. Lui, il a levé le bras, serré le poing et m’a frappé sur le nez. Ensuite, il a levé le bras encore une fois pour me donner un autre coup sur la bouche. Alors, j’ai crié :



Femme 4:               Non, c’est assez!, Je vous en prie. Maman! Papa! Aidez-moi! Au secours! Aidez-moi quelqu’un! Mon Dieu, pourquoi moi? S’il vous plaît, non, non, non!



Femme 3:               Imagines-toi cette jeune fille répétant ces phrases pendant qu’elle se fait frapper et violer, les répétant, sa voix brisée par les cris et les pleurs, et des larmes coulant partout sur son visage. Maintenant, le premier homme achève de la violer. Quand il a terminé, son martyr à elle ne fait que commencer…parce qu’il y a encore deux hommes dans la pièce. L’un d’entre eux s’approche d’elle. Il fume une cigarette. Alors, il éteint la cigarette sur un de ses bras. Il commence à lui mordre les seins, commence à la violer et ainsi les trois hommes continuent de la torturer. Après avoir fini, ils la jettent au sol et commencent à la frapper à coups de pieds. Ensuite ils recommencent encore une fois et puis, la laissent étendue au sol, baignant dans son sang, déchirée et outragée d’une manière profondément cruelle et avec rage. Elle reste là, blessée et en souffrance, laissée à elle-même tout le reste de la journée et toute la nuit. Passent un jour, deux jours, trois jours…jusqu’à ce que ses agresseurs se lassent, se rendent compte qu’elle ne résistera plus beaucoup, et décident alors de la tuer.



Femme 4:               L’un d’eux s’est approché de moi, a placé ses mains autour de mon cou pour m’étrangler. Malgré tous les coups que j’avais reçus, j’ai essayé de me défendre. Mais je n’ai pas été capable, je n’avais plus de force, et il est parvenu à faire ce qu’il voulait, me tuer.  



Femme 3:               Mais pour les deux autres hommes, ce n’était pas suffisant. Alors, un des deux l’a prise par la tête et lui a tordu le coup brutalement. Et son corps est resté là sans vie, le nez fracturé, les lèvres éclatées, les yeux bouffis par les coups, les bras tuméfies et couverts de traces de cigarette, les jambes couvertes de coupures, les poignets portant les traces des cordes trop serrées, et ses seins à moitié dévorés, rongés.



Femme 4: Ils ont enveloppé mon corps dans une couverture et m’ont placée dans l’auto. Ils se sont garés sur un terrain abandonné et là ils y ont laissé mon corps.



Femme 3:               Mais, le martyre et la douleur ne se sont pas arrêté là. Parce qu’il fallait encore que la famille soit informée de ce qu’il était arrivé à leur fille, de ce qu’elle venait de subir. Imaginez-vous ce qu’ils ont ressenti. Non, nous ne venons pas ici pour chercher du réconfort ni de fausses promesses de la part du gouvernement. Nous ne voulons pas des statistiques ou de chiffres qui ne reflètent pas la vraie réalité de femmes à Ciudad Juárez. Les organisations de la société civile demandent à l'État mexicain de mettre fin à l'impunité qui entoure les meurtres de femmes de Ciudad Juárez et le harcèlement que subissent les proches de victimes et les défenseurs des droits humains. Nous demandons du respect et surtout nous exigeons qu’il nous laisse vivre.   



(Musique)



Scène 7 : Prière pour les victimes de Juarez



Homme:      Au cours d'une des sessions de la Commission des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies, un journaliste envoyé spécial a présenté un rapport sur les assassinats de femmes à Ciudad Juárez. Le journaliste a été surpris par ‘’…la totale inefficacité, l'incompétence, l'indifférence, l'insensibilité et la négligence des policiers qui ont conduit l'enquête jusqu'à présent…’’ D’après le journaliste, il était évident que les enquêtes sur ces assassinats n’avaient jamais été faites de façon efficace et exhaustive, si toutefois il y avait eu des enquêtes formelles, à proprement parler. ‘’Nous avons commencé à bien documenter les assassinats de Ciudad Juarez à partir de 1993...’’ En 2001, la vague de terreur s’était propagée à la région de Chihuahua…Ce véritable fémicide, cette guerre clandestine, où et quand se terminera-t-elle?”



Femme 4: Toi, qui habite le ciel,

Le vent, la mer et la terre,

Les prisons et les bordels,

Les usines, les tribunaux,

Les dépotoirs puants,

Les chaumières, les bas quartiers,

Les maisons,

Les hôpitaux,

Les repaires de brigands

Et les résidences ministérielles,

Femme  3 y Femme  4: Impose ton Royaume!



Femme 3 : Ne pardonne pas

À ceux qui violent.

Ne pardonne pas

À ceux qui tuent.

Ne pardonne pas

À ceux qui enterrent nos ossements

Dans les sables du désert.

Que ta volonté ne soit pas faite



Femme 3 y Femme 2 : Mais, répond à notre supplication!



Femme 2 : Ils arrachent nos seins à coups de dents.

Ils brûlent nos corps avec de l’essence.

Ils échangent nos vêtements

D’un cadavre à un autre

Pour confondre

Nos pères et nos mères

Ils prennent nos yeux

Et les plantent en terre

Comme des semences,

Ils baignent leur haine



Femme 1 : Dans le flot de nos larmes,

Et ensuite ils se cachent.

Nous ne savons pas

Quels vêtements ils portent,

Ne savons pas

D’où provient leur argent.

Nous ne savons pas

S’ils ont d’autres moyens

De se divertir.

S’ils ont des enfants

Si leurs filles sont aussi

Pauvres et ouvrières

S’ils elles étudient durant la soirée

Et si au retour le soir,

Elles aussi doivent marcher

Seules dans les rues obscures



Femme 4 : Nous ne savons rien sur eux.

Sinon qu’ils désirent un monde à eux

Sans nous autres…

Les femmes de Juárez

Celles aux cheveux longs

Et aux seins pointus

Corps bronzés dansant à rêver

Qui appellent à la fête



Femme : Femmes, mères, comme toi

Comme nous

Les exilées, filles d’Ève

Celles qui supplient sans relâche

Réponds à notre complainte, écoute:

Les responsables n’agissent pas seuls.

Ils ont sûrement des complices

Dans la zone industrielle

La ‘’maquiladora’’

Dans la police

Au gouvernement

Chez les trafiquants, les narcos

Que ce soit au paradis

Ou en enfer,

Ils ont des complices

Mais personne ne sait qui ils sont.



Femme : C’est pour çà que nous venons t’implorer.

Réponds à notre plaidoyer.

Ne sois pas sourd à nos prières

Afin que les criminels ne se cachent plus.

Afin que ces morts ne restent pas impunies.

Et que notre sang,

Le sang de nos sœurs,

Féconde le cœur de la terre où elles reposent.

Et nous redonne le souffle, la force.



Femmes : Ne protège pas ces assassins.

Ne cache pas leurs fautes sous ton voile.

Libère nous de la peur,

Du silence,

De la docilité, de la passivité.

Permet-nous de ressentir

De la colère.

Et ne nous laisses pas tomber

Dans le désespoir.



Scène 8: Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Au président du Mexique, au gouverneur de l’État, au Procureur Général, aux autorités compétentes, nous leur demandons:



Femme 4:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Quand les autorités ont qualifié de ‘’normal’’ la proportion de femmes victimes d’homicides à Ciudad Juarez, il y a des raisons de se demander s’ils réalisaient vraiment de quel type de crime ils étaient en train de parler.



Femme 1:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Si les autorités se référaient à ces quelques 500 femmes, âgées entre 5 et 25 ans, ayant les mêmes caractéristiques physiques, d’apparence similaire et issues du même milieu social, alors ils se trompaient. Car les circonstances de leur morts et les violences qu’elles ont toute subies, ont éveillé l’attention des experts à l’échelle internationale, et tout les porte à croire que ces crimes pourraient avoir été perpétrés par seulement un ou peut-être quelques hommes organisés, des assassins en série.



Femme 2:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Le gouvernement affirme que les victimes de Ciudad Juarez sont mortes parce qu’elles étaient des femmes de mauvaise réputation, de mauvaises mœurs, qu’elles ont été tuées parce qu’elles sortaient dans la rue la nuit et allaient danser dans des clubs du centre-ville, qu’elles menaient une double vie et s’habillaient de façon provocante.    



Todos:            Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Le discours prend une forme injurieuse, presque immorale, à analyser avec beaucoup de détails, qui sont les mortes de Ciudad Juarez et comment leur façon de vivre aurait été la cause de leur propre malheur? Mais quelle personne sensée chercherait ainsi à se faire pénétrer avec un tuyau de plastique (PCV), ou à se faire arracher un mamelon à coup de dents, pour mourir dans le désert au bout de son sang?



Femme 1:               Sûrement pas une adolescente de 13 ans qui se prépare pour accéder à l’école secondaire…



Femme 4:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Femme 2:               Encore moins, une jeune fille de 16 ans qui essaie d’économiser pour entrer à l’université…



Femme 1:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Femme 3:               Encore moins, une ouvrière qui doit se lever à 4 heures du matin en plein hiver pour partir travailler et ainsi améliorer la situation économique de sa famille.



Femme 2:               Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Homme:          Cette forme de barbarie ne connaît pas de limite et dépasse la logique et l’entendement. Parmi les victimes qui ont été agressées sexuellement, torturées et assassinées, il y avait même deux fillettes: Anahí Orozco âgée de 10 ans, Airis Estrella Enríquez… 7 ans, et Brenda Berenice Delgado Rodríguez …5 ans.



Todos:            Combien de mortes faut-il pour que ce soit trop?



Scène 9: Erendira



Femme 4:               Cher journal: je pense toujours à la musique, elle me suit partout où je vais, comme si elle jouait dans ma tête. Que je parle avec mes amies, quand je lave la vaisselle ou quand je suis au travail, mes pieds dansent sans que je m’en rende compte. Ils suivent un rythme que j’ai en moi et que je suis seule à entendre. Comme il me plairait d’être une artiste! J’ai même enregistré une chanson sur une cassette pour que mes parents, ma famille, puissent m’entendre lorsque je ne suis pas là. Parfois je rêve que je suis la scène où la foule m’applaudit très fort et j’en suis toute émue. Je te jure qu’un jour je serai une grande vedette!



Femme 1:               Le cauchemar a commencé le 18 août 1998. Erendira était allée travailler et n’est jamais revenue. Nous étions morts d’inquiétude. Elle n’allait jamais par là-bas et elle ne partait jamais sans nous en aviser. Elle n’était jamais arrivée en retard. Je me rappelle le jour où elle est partie. Elle m’a dit: ‘’que Dieu te bénisse’’ puis elle est allée travailler. J’ai trouvé ce jour là, que ses yeux brillaient d’une manière particulière.



Femme 4:               Cher journal: j’ai tellement de plans pour le futur que j’en ai mal à la tête, pleine d’idées qui tournent et tournent sans arrêt. J’aime beaucoup écrire, mais j’aime aussi chanter.

(Musique)

Parfois je prends un balai et comme si c’était un micro, je chante et saute dans toute la maison, en imitant mes vedettes préférées. Je suis bien, ici. Je crois que je ne partirai pas avant de me marier. Du moins, je l’espère.



Femme 2:               Après quelques heures interminables, nous avons décidé de nous rendre à la ville de Previas. Je n’arrive pas à comprendre que personne ne compatisse pour la douleur d’une mère dont la fille est portée disparue. Là-bas, les questions pleuvaient: Est-ce qu’elle avait un petit ami? Est-ce qu’elle avait des problèmes à l’école? Au travail? Prenait-elle de la drogue? Puis, ils nous ont dit qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre, et de voir ce qui arriverait. Il ne semblait pas qu’ils comprenaient que notre fille était perdue et que nous pensions devenir fous à l’idée de ne pas la retrouver.



Femme 4:               Cher journal: j’ai oublié quelque chose de très important: je ne me suis pas encore présentée. Je suis Erendira Ivonne Ponce Hernández. Je suis née le 24 janvier 1981. J’ai les cheveux bruns foncé, presque noirs. Mais, je les ai teints en châtain avec des mèches en bourgogne et doré. Mes yeux sont noir café aussi. Mais habituellement, je porte des vers de contact couleur violette. J’ai la peau foncée, j’ai 17 ans bien sonnés, et je suis née sous le signe du verseau. Mes chansons préférées sont: ‘’Igual que ayer’’ par Los Enanitos Verdes, ‘’El mañana nunca muere’’, ‘’Cuando un hombre ama a una mujer’’ et aussi ‘’Quién diría’’ de Ricardo Arjona. À la maison, nous sommes neuf enfants. J’ai cinq soeurs et trois frères. Il y en a quatre qui sont déjà mariés, alors j’ai trois neveux. Mes parents sont María Rosario Hernández et Federico Ponce. Je les aime de tout mon cœur!



Femme 3:               Évidemment, nous espérions qu’elle apparaîtrait simplement à la porte de la cuisine, souriante, qu’elle était restée à coucher chez une amie pour faire une plaisanterie, parce qu’elle s’était querellée avec son frère ou sa sœur pour une peccadille.  Mais, ce n’est pas ce qui était arrivé et Erendira n’est jamais revenue. Des prétendants, elle en avait eu quelques-uns. Ces derniers temps elle n’en avait qu’un seul. Mais, elle avait le sentiment de ne pas avoir encore rencontré l’amour de sa vie.



Femme 4:               Cher journal: je suis très romantique. Je rêve de rencontrer le grand Amour.  J’ai trouvé la clef pour pouvoir reconnaître celui avec qui je me marierai: il devra se présenter à moi en m’offrant une rose et en dansant sur la musique de la chanson: ‘’Cuando un hombre ama a una mujer”. Mon rêve, c’est de me marier, de vivre dans une maison confortable, d’avoir un mari très galant avec qui je sortirais me promener. Et j’aurais un petit bout de chou qui m’appelle ‘’maman’’. Pour moi, l’homme idéal doit avoir les cheveux longs et ondulés, les yeux bleus, la peau blanche, il doit mesurer au moins 6 pieds et doit avoir un beau corps très musclé. Il faut qu’il soit sympathique, qu’il ait une auto et bien sûr, un compte en banque d’au moins 100,000 dollars! Tu n’es pas sérieuse, c’est une blague! Moi tout ce que je désire, c’est qu’il soit une bonne personne, qu’il m’aime et qu’ensemble nous puissions avoir une vie de famille heureuse. 



Femme 1:               Pour moi, ces journées représentent les pires souvenirs de ma vie. Nous avons passé douze jours d’angoisse et d’insomnie. Puis finalement, nous avons reçu des nouvelles sur elle. C’est terrible de voir tous ces gens qui te regardent avec un air très sombre et mystérieux, et de sentir qu’ils savent quelque chose qu’ils ne t’ont pas dit. Quand nous sommes arrivés à la préfecture de police, ils nous ont montré une photo où on pouvait voir les vêtements qu’elle portait, mais il y avait des parties cachées, recouvertes. Alors, je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose, que c’était un corps qui était dans ces vêtements.

Femme 2: Erendira était morte. Alors, j’ai voulu la voir. Je voulais la reconnaître, être certaine qu’il s’agissait bien d’elle. Mais il n’y avait rien à reconnaître. Elle avait le visage recouvert, mais j’ai enlevé la couverture pour le voir. La seule chose que j’ai été capable de reconnaître, ce sont ses dents!...les ongles de ses mains, ses pieds et ses cheveux. C’était elle. Erendira était là devant moi, morte.



Femme 3:               Femme, non identifiée, dossier 60-98. 18:00 heures, le 16 septembre 1998. Robuste, peau brune, métisse, 1 mètre 50, la mort remonte à environ entre 45 et 55 jours. Le corps a été trouvé face contre terre, les mains attachées derrière le dos à l’aide du cordon de sa bourse. Le ou les assassins n’ont laissé aucune trace, aucun signe, aucune piste. Bien que la majeure partie de ses affaires ait été retrouvée, ses souliers et sa bourse sont disparues.  



Femme 1:               Dans certains cas, ils vous remettent un sac de toile remplis d’ossements. ‘’Voici, c’est votre fille’’, qu’ils te disent. Mais comment peut-il ne rester que des os après seulement deux mois? Un corps prend beaucoup plus de temps avant de se décomposer ainsi. ‘’Bon, si vous ne le voulez pas, alors laissez-le ici.’’ Il y en a qui ont demandé des tests d’ADN afin de confirmer l’identité de la victime.  ‘’Mais cela coûte cher et çà prend beaucoup de temps.” Alors, il ne reste plus qu’à se résigner et à croire que ce sac remplis d’ossements est tout ce qu’il reste de ta fille. Cela peut sembler absurde, mais j’ai vraiment pensé que la police était de notre côté. 



Femme 2:               Maintenant, je m’accroche au journal d’Erendira. C’est la seule chose qui me permette de la garder vivante en moi, de continuer de parler d’elle, encore et encore. Je le lis pour entendre sa voix maintenant silencieuse. C’est à ce journal que ma fille a confié ses dernières pensées, son goût pour la musique, les vêtements à la mode, les jeunes garçons. C’est là où elle exprime l’immense tendresse qu’elle avait pour ses parents, ses frères et ses sœurs. Un petit cahier où elle a décrit ses sentiments intimes seulement deux jours avant de mourir. 



Femme 4:               Cher journal: je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai peur. Ce matin, je me suis éveillée avec un immense besoin d’écrire tout ce que je pourrais, dans ces pages. Alors, ne soit pas surpris si tu y trouve des choses un peu folles, comme la liste de ce que j’ai mangé pour le dîner d’aujourd’hui, la sorte de boisson gazeuse et la sorte de fruit, ou les vêtements que je devrai acheter pour bien m’habiller. Tout ce que je sais, c’est que je dois continuer d’écrire, écrire et écrire, pour continuer à vivre. Ou pour qu’une autre personne puisse continuer à vivre grâce à ce que j’y aurai écrit. En y réfléchissant bien, au fond, ce n’est pas de la peur que ressens.  C’est un pressentiment. Un pressentiment sur quelque chose que je suis sur le point de découvrir. Un secret… Le plus grand secret au monde!



Scène 10: Est-ce qu’il y a un Dieu à Juarez?



Homme:          Les mères des femmes tuées ou disparues à Ciudad Juarez et Chihuahua se lèvent tous les jours pour faire les corvées, les travaux ménagers, aller travailler, et pour poursuivre leur quête de justice. Pour elles, la célébration de la fête des mères est devenue une journée pour se souvenir de leurs filles massacrées. Elles ont été brutalement forcées de reprendre leur rôle de mère, car elles doivent maintenant prendre en charge les filles et les fils des victimes. À Ciudad Juarez, les femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes. Être femme, jeune, jolie et pauvre est devenu un prétexte pour servir de victime aux assassins. ‘’Corps de femme: danger de mort.’’



Toutes:           Est-ce qu’il y a un Dieu à Juarez?

Est-ce qu’il y a un Dieu à Juarez?

Elles sont revenues doucement

En écrasant tous les méchants

La paix, les rires et les pleurs

Occupent tout l’espace

La mort chevauche lentement

Et le pardon est suspendu

Par ces femmes condamnées

Ces victimes qui prient

Blessées par mille peines

Là-bas, reposera leur souvenir

Durant 20, 100 et 200 ans  

Des milliers de rêves sont morts

Brisés d’un seul coup

Par le couperet de l’injustice



Ne permettez pas que soient oubliées

La tristesse et le désespoir

Car les pires victimes sont celles

Qui croient que tout est fini

Mais, la mémoire est tenace

Et nous redonne peu à peu

Ce qui a été volé

Chaque rose, chaque fleur

Trouvée sur son passage

Nous rempli de réconfort

Parfumant les milliers de baisers

Pour les femmes d’hier et d’aujourd’hui

Nous faisons le serment

Que vous ne serez pas oubliées!...



…Nous vous porterons dans nos cœurs,

Durant 20, 100 et 200 ans!



- F I N -